"Il me dit que la balle est le symbole du mal, tandis que les pierres évoquent la maladie. Les livres, quant à eux, par leur structure feuilletée, sont une façon de rendre sensible le temps, ses heurs et ses malheurs. Plus la tranche des feuilles de ces livres est fraîche, plus elle fait écho à quelque chose de positif, plus elle est défraîchie, racornie, flétrie, plus elle est chargée de négativité. Éric Antoine me parle. Il m’indique le sens de chaque chose tout en agissant, c’est-à-dire en empilant ces objets, de bas en haut, sur la table de la petite pièce de sa maison qui lui sert de studio. Il parle et les objets les plus ordinaires se font symboles, par la clarté de la parole. Il empile et, sous mes yeux, en un instant, un volume surgit : précaire et pourtant solide, qui n’était pas là l’instant d’avant, tout en ayant l’air d’être la ruine de quelque antique monument. Tout à l’heure, la table n’était qu’une table ordinaire, un objet trivial dans un lieu sans qualité. Maintenant, quelque chose est là, qui s’accorde aux mots d’Éric Antoine comme à la rapidité de sa main si assurée, si précise dans son travail de construction. Oui, c’est un monde, c’est-à-dire une vie – lui dit un Cerveau –, qui impose désormais sa présence, attendant que son constructeur se fasse photographe, bientôt. Bientôt car, au lieu d’installer sa chambre photographique, je le vois qui fouille dans ses étagères à la recherche d’un objet manquant. Cette fois-ci il s’agit d’un bocal, mais c’est à son contenu qu’il s’intéresse : du sable. Je n’ai pas besoin de ses mots pour comprendre : c’est bien le temps, décidément, le temps, son travail et ses œuvres, qui occupe cet homme-là. Ça y est, c’est prêt. Enfin presque, car soudain il se rend compte qu’il a oublié quelque chose : du fil, un peu de blanc, et puis du noir, qui lui permet d’indiquer des liens entre certains objets, comme autant de manières de souligner ce qui tient ensemble les moments d’une même vie. Tout, ici, ces mots dits sur le mode de l’évidence, ces gestes accomplis avec la certitude de ce qui devait être fait, indique que ce à quoi j’assiste est le fruit d’une lente maturation. Éric Antoine me parle de rationalité, alors que tout ce qu’il touche et nomme devient symbole du fait même de ce double jeu de nomination et de toucher. Il a raison : rien de ce qui est là, rien de la signification que ces choses condensent, n’est le fruit du hasard. On ne s’improvise pas créateur de symboles, on le devient par l’étude, et par l’expérience. L’étude car, et l’artiste le sait, il existe d’anciennes traditions – celles-là mêmes qui m’ont fait associer, sans y penser, sable et temps – des traditions qui, depuis longtemps, ont engendré une syntaxe picturale jouant du voir et du savoir. Éric Antoine a beaucoup regardé la peinture hollandaise du XVIIème siècle, notamment. S’il avait été peintre – une telle hypothèse ne cessant de jeter son ombre portée sur son travail photographique – il aurait été un peintre de natures mortes. Parce que la vie silencieuse est son affaire. Parce que, plus encore, cet art où la présence des choses va de pair avec le rappel de leur vanité, est son lieu : celui d’un homme qui parvient, en un même acte photographique, à convoquer présence et absence. Le symbole est ce qui rassemble. Son étymologie grecque le dit : « mettre ensemble ». Il s’agit de restaurer un lien : de relier le visible et l’invisible, le présent et l’absent, ce qui est là et ce qui n’est plus. Éric Antoine, qui est devenu artiste à la suite d’un deuil, a forgé peu à peu son propre langage, mêlant emprunts et formes tirées de son expérience, dont la signification procédait de sa vie. C’est comme cela que l’on peut forger du symbole : lorsque l’expérience vécue se condense en une forme, sur le mode de la nécessité. Les choix faits par Antoine ne sont jamais anecdotiques, ses œuvres ne fonctionnant pas à la manière de rébus qu’il s’agirait de traduire. Lorsqu’il dit, par exemple, que la pierre évoque la maladie, il témoigne de la manière dont il est parvenu, dans la longue durée, à déposer son expérience tragique dans une chose. La déposer pour en faire quelque chose, entre allègement et conservation. Tout son travail se tient sur cette crête étroite, parce qu’il a fallu faire quelque chose à partir d’une perte, donner forme à l’absence, afin de ne pas laisser au néant son pouvoir, afin de trouver le juste lieu, entre remémoration et oubli. Pour ce faire, il y a la photographie. Celle d’Éric Antoine est au collodion humide, une technique du XIXème siècle qu’il utilise sans la moindre nostalgie. Je le vois maintenant procéder à la prise de vue comme, tout à l’heure, je l’avais vu construire son Cerveau. Et je comprends pourquoi il a souhaité que j’assiste à cela. Car de la pose de la balle sur la table à l’apparition de l’image sur la plaque de verre, après immersion dans un bain de nitrate d’argent, c’est une même expérience vécue qui se donne à voir et à éprouver. Une expérience faite de rites et de temps. Ici, comme tout à l’heure, chaque geste fait est la répétition d’un même geste tant de fois accompli. Car il s’agit de parvenir à dompter les caprices du redoutable collodion. Ici, surtout, c’est le chronomètre qui impose la rigueur de sa loi dans cette course entre studio et laboratoire qui mènera peut-être à une apparition. Le temps est bien le maître, décidément : le sujet et la condition de son art. Quant au rituel qui a, pour le béotien que je suis, l’allure d’une course d’obstacles, il prend d’évidence, pour celui qui s’est choisi cette contrainte-là, l’allure d’une jubilation face à son risque. La maîtrise n’est que de l’échec parfois surmonté. « La plaque est bonne ! », me dit-il. Je le sens étonné, déçu presque qu’il en soit ainsi dès la première fois, lui qui peut passer une journée à faire et refaire d’infructueux essais. Je vois cela et je comprends que, dans cette affaire, le rituel compte autant que le résultat. Faire une photographie au collodion, n’est-ce pas la réponse la plus rationnelle que cet homme puisse offrir à la seule question qui vaille : que faire du temps ? Qu’est-ce que c’est, une « bonne plaque », au-delà de l’impeccabilité formelle que requiert une pratique toujours menacée par l’accident ? Je regarde la plaque et ce n’est pas dans la fidélité au petit monument posé sur la table du studio que je trouve la réponse, mais dans un écart : un écart qui témoigne de la puissance, et de la justesse, du médium choisi. Je suis devant une photographie, et j’ai l’impression d’être devant une gravure faite par un maître rhénan du XVème siècle. Moi qui, sur la table, voyait une forme, tel un petit reliquaire où un homme avait déposé sa mémoire, me voici soudain fouillant, m’enfouissant, et éprouvant l’incroyable texture d’un monde feuilleté, feuilleté et gris. Je n’ai plus besoin des mots, peu importe que je sache la signification que l’artiste donne à telle ou telle forme, car désormais c’est sur un mode sensible, celui de ma propre expérience, que j’éprouve ce monde tellement texturé, parcourant physiquement ses strates, comme en un voyage intérieur. Je deviens cette main qui parfois survient dans certaines images comme pour mieux témoigner de la chose ressentie. Je regarde des tranches de livres comme si je pouvais en compter les feuilles, sans faillir. Mon œil se fait stratigraphique, de bas en haut, retrouvant le temps et l’histoire dans l’empilement. Je suis face à une forme, face à face, mais sans cesse j’y pénètre et en suis pénétré. C’est coupant et doux, terriblement là, monumental et condensé. Le cerveau est le lieu de la mémoire. Sa forme est le fruit du souvenir, et de l’oubli. Regardant je me souviens, et me perds." Pierre Wat à propos des "Cerveaux"