Éric Antoine



Préface de la monographie « ensemble seul »

Par Héloise Conesa
Historienne de la photographie et Conservatrice en charge de la photographie contemporaine à la Bibliothèque nationale de France.

Quelle motivation, quel événement poussent un photographe qui a passé l’essentiel de son début de carrière, notamment aux USA, à photographier la vie urbaine, l’univers des skateurs, les fans éplorés de Michael Jackson, à réaliser à partir de 2009 des ambrotypes ? Raviver ce procédé de plaques de positifs au collodion sur fond noir, breveté aux États-Unis en 1854, concurrent du daguerréotype dans l’art du portrait, est-ce pour Éric Antoine marquer un goût personnel pour une technique et des conventions iconographiques héritées du dix-neuvième siècle ?

Certes, on ne peut passer sous silence la fascination du photographe pour ce siècle de l’art pompier, romantique et décadent mais aussi des balbutiements de la modernité avec les expérimentations scientifiques dont la photographie est partie prenante car lorsqu’on pénètre dans sa vaste maison, le mobilier Louis Philippe, les tentures, les estampes, les daguerréotypes et les chambres photographiques d’époque, tout nous ramène près de deux cents ans en arrière. Certains de ses ambrotypes dans leur mise en scène et leurs emprunts iconographiques rendent d’ailleurs hommage à l’atmosphère de ce temps. Ainsi, dans leur précision de reconstitution d’images anciennes, comme dans leur connivence avec l’esthétique des clubs d’amateurs tels que le Linked Ring et Camera Club, les ambrotypes d’Éric Antoine puisent dans un stock d’images que nous avons tous en mémoire : personnages dans des poses à la Blake, Millais, Rossetti ou Friedrich,  cheveux « qui contiennent tout un rêve » comme aurait dit Baudelaire, références directes aux précurseurs du pictorialisme que furent Julia Margaret Cameron et Henri Peach Robinson et à toute cette mouvance de la photographie préraphaélite en Grande-Bretagne, si justement caractérisée par l’expression « ballade d’amour et de mort » lors de l’exposition au Musée d’Orsay en 2011. Cependant, loin de s’apparenter à de simples exercices de style mimétique, les ambrotypes d’Éric Antoine stimulent sa créativité, en lui offrant l’occasion d’expérimenter et de fabriquer un objet avec les contraintes propres au procédé artisanal notamment l’impossibilité de l’instantané mais aussi les effets inattendus. Dans ce sens, plus qu’un retour en arrière nostalgique, les images d’Éric Antoine traduisent face à l’extrême banalisation de l’acte photographique à l’ère du numérique une forme de résistance. De plus, transférer cette technique « lente » dans une époque marquée par la rapidité du flux d’images révèle une forme de militantisme en faveur d’une écologie photographique. En réhabilitant une technique des pionniers de la photographie, Éric Antoine s’inscrit dans une tendance de plus en plus répertoriée de la photographie contemporaine et cherche à prouver l’efficacité de ce procédé pour retranscrire ce qui nous lie toujours à un siècle révolu.

Éric Antoine impose une esthétique éloignée de la vie quotidienne et choisit des thèmes intemporels renforcés par l’usage du noir et blanc touchant à ce qui perdure aujourd’hui de la « valse mélancolique et langoureux vertige » évoqué par Baudelaire dans Harmonie du soir. Le présent est donc perçu par Éric Antoine dans une sorte de temps suspendu où semble se réactiver le spleen baudelairien. Les titres de ses séries Ensemble Seul ou A Quiet Riot font écho à une angoisse contemporaine générée par la solitude ou la violence. Mais la disruption perceptible dans l’oxymore des titres se trouve renforcée par l’incarnation du sujet dans une image déplacée dans le passé et par là même dépourvue de ce qui fait l’époque. Cependant, l’ambrotype cristallise une forme de concordance des temps dans la dimension inclusive de la surface de verre qui permet au spectateur de se refléter et donc de pérenniser un état émotionnel commun. La plupart des ambrotypes d’Éric Antoine se caractérise par la présence d’un corps féminin le plus souvent dénudé, abandonné, vivant ou laissé pour mort à l’intérieur d’un cadre naturel qui a échappé aux lois de l’ordonnancement. Ces poses singulières, énigmatiques disent quelque chose d’une souffrance intérieure, d’un rapport rompu avec le monde. En outre, il est important de noter que le photographe réalise ses images dans un périmètre extrêmement réduit, à peine 100 mètres séparant les lieux de prises de vue de la maison de l’artiste, confirmant ainsi cette forme d’isolement, de huis clos inquiétant que distillent les images. La série Ensemble Seul compte 85 planches avec une prédominance de protagonistes féminines brisée par l’introduction d’autres éléments (objets, hommes, partie du corps…) qui creusent au cœur de la série une discontinuité et met en crise la structure narrative possible. La force des images réside alors dans leur « être ensemble » et leur capacité à tenir autonomes et seules, à constituer un événement en soi porté par leur dimension formelle. Dans ces différentes séquences d’images, la récurrence du corps de dos accentue une sorte de méta-construction à forte charge métaphorique. Comme le rappelle Georges Banu dans son livre L’homme de dos, la fin du 19ème siècle a affectionné ce motif d’un homme-frontière entre deux mondes, entre deux époques. Cette présence étrange signifie autant la fuite, la mélancolie, la contestation ou le refus et force est de constater que cette polysémie est particulièrement bien mise en relief dans Dosgrazie où nous n’avons pas simplement l’impression d’être face à un personnage qui nous tourne le dos mais face à un paysage de constellations qui amplifie l’idée du vide. Les images d’Éric Antoine possèdent le même pouvoir de sidération que l’image poétique en créant un territoire décalé et condensé.

La démarche d’Éric Antoine est clairement liée à une sensibilité à la matérialité et à l’unicité de l’objet du medium. Cette densité contenue dans les images et que traduit si bien le procédé de l’ambrotype en raison de son ambivalence entre transparence et opacité, visible et invisible, appert dans la focalisation sur un élément précis du corps (bras, jambes) – ainsi réifié - ou des objets isolés (cadre, bureau) qui donne une valeur d’unité à des fragments perçus comme des memento mori. La précision n’est pas simplement liée au choix de cadrage mais est également significative dans la finesse des détails qu’autorise le procédé de l’ambrotype. Cette minutie dans la retranscription d’une atmosphère n’a rien à voir avec une forme de préciosité : Éric Antoine n’est pas un maniériste mais un matiériste qui recherche autant la justesse dans la technique que dans l’émotion. Cette concentration sur des volumes simples du corps et des objets semble alors une épure nécessaire à ses fictions subtiles et intimes. Ainsi, ce ne sont pas simplement les strates de l’histoire qui se lisent dans les images d’Éric Antoine mais également une profondeur dans l’épreuve de la matière qui dévoile à quel point le photographe semble déterminer à rivaliser avec le sculpteur. À ce titre, la photographie Stoned représentant une femme allongée derrière une pierre n’est pas sans évoquer une statue tombée de son piédestal. Mais la matérialité est également redoublée par l’expérience visuelle des images d’Éric Antoine où le corps est chorégraphié, sculpté selon des formes absolues qui agissent comme de nouvelles surfaces de projection d’un imaginaire hors-du-temps. Ainsi, dans La punition, toute l’image est construite autour du motif simple du triangle inversé, celui de la tresse, du décolleté de la veste, des mains nouées dans le dos, de l’angle du tabouret. Dans cette image, le motif du dos tourné est renforcé par celui des mains. Là encore, le photographe refuse l’évidence du visage et fait de ses images autant d’allégories d’une époque contemporaine marquée par la mélancolie. Dans le diptyque de La condition qui conjugue une figure féminine, jeune et estivale et une figure masculine, âgée et hivernale, les deux corps se tiennent immobiles, parmi les feuilles, comme emprisonnés sous les branches. Silhouettes mystérieuses, clandestines, pensives et absentes, délicates au sein de l’exubérante végétation, elles révèlent avec leurs visages indistincts, le pouvoir totalisant de l’allégorie. C’est alors en donnant au corps et plus largement à l’homme une place dans le monde, dans la nature, en le réinscrivant dans le temps cyclique des saisons, pour mieux dépasser le pur circonstanciel, que le photographe y parvient. L’interrogation de Walter Benjamin au sujet de Baudelaire : « Comment est-il possible qu’une attitude au moins en apparence aussi « inactuelle » que celle de l’allégoricien ait dans l’œuvre poétique du siècle une place de tout premier plan ? » peut être réitérée au sujet des ambrotypes d’Éric Antoine. Si plus rien ne prédispose actuellement les artistes à explorer cette figure de style jugée par plus d’uns surannée, Éric Antoine en choisissant en toute conscience cette allégorisation ne cherche-t-il pas à nous signaler le malaise de l’homme dans son rapport au monde qui, aujourd’hui comme hier, persiste ? Le déplacement temporel qu’opèrent les images d’Éric Antoine, leur décalage par rapport à des problématiques contemporaines s’inscrit dans leur rejet d’une dimension purement illustrative de l’actualité. Aussi les images les plus percutantes sont-elles celles qui distillent une forte ambiguïté aussi bien dans la lecture qu’elles suggèrent que dans le temps auquel elles se réfèrent. Par exemple dans la photographie intitulée Huck différentes interprétations sont possibles : soit l’on considère que l’on est face à une représentation d’un monde édénique cher au héros de Mark Twain, soit que l’on assiste à un suicide imminent. La nature est ainsi le pivot de ce système allégorique et ambivalent en se présentant tantôt comme nature « naturante », tantôt comme « dénaturante » et morbide.

Par ce biais, les œuvres d’Éric Antoine parviennent progressivement à sortir de la nostalgie kitsch à laquelle pourraient les cantonner l’emploi de l’ambrotype. Elles se révèlent, d’une certaine manière, anachroniques mais, par la présence active d’un faisceau visuel hérité d’une époque ancienne, elles participent à une forme de « survivance », pour reprendre la terminologie de Georges Didi-Hubermann, à même de favoriser une nouvelle expérience du regard.

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